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Extrait de "Article 666"

5 décembre 2013

(retour à la page d'accueil) Chapitre 1 -

 

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Chapitre 1 - Inculpation

 La Cour devant siéger à Francfort, Louis avait du se débrouiller pour être présent bien que ses ressources ne lui permettaient plus, depuis longtemps, de dépenser des NE (1) en voyages. Il n’était en effet pas question d’éluder la convocation depuis l’enquête de la Police de District et l’inculpation qui avait suivie.

Il avait franchi le cap des 80 ans mais jouissait encore d’une bonne santé et ses facultés intellectuelles n’étaient pas encore trop affectées par l’âge. Certes il n’avait plus la vigueur de l’homme sportif qu’il avait été mais il était encore assez alerte pour faire, chaque jour et quelque soit le temps, une heure ou deux de marche aux alentours de Saint Clair, fumant sa pipe et pensant à ses travaux d’écriture, causes de cette convocation. Outre fumer (ce qui était devenu horriblement coûteux), son seul autre luxe était sa jument baie : Fleur, qu’il montait encore de temps en temps et qui s’ébattait paisiblement au pré, toute l’année. Il avait du faire de gros sacrifices financiers pour la garder, tant les règles sanitaires étaient tatillonnes.

 

(1) Neu ou New Euro, frappés ou imprimés à l’effigie de la déesse Europe.

 

Un vieux copain et voisin de Saint Clair, Julien, lui avait donc prêté de quoi payer le voyage en aérotrain et promis de s’occuper de Fleur. Prêt en « monnaie papier », comme on nommait encore, par habitude, les minces feuilles, translucides et indéchirables, que les autorités avaient conservées à coté des moyens de paiements électroniques habituels, plus pratiques et plus sûrs. Encore heureux que, eu égard à son age, il n’ait pas été plus inquiété. Il avait seulement été placé sous la garde des deux vigilants (vigiles municipaux) du village, de braves jeunes oisifs dont il fréquentait les parents.

Cependant depuis l’enquête, à Saint Clair de Halouze (850 habitants), on le regardait avec une certaine suspicion et le commissaire municipal l’avait prévenu : au moindre soupçon d’écart de conduite il le ferait mettre en Maison de Sûreté. Il est vrai que tomber sous le coup de l’article 66/6 du nouveau code pénal (appelé 666 par ceux qui y étaient hostiles,en référence à la marque du diable mentionnée dans l’Apocalypse), était grave et pouvait entraîner de gros ennuis judiciaires.

Le car de liaison entre Saint Clair et Caen, via Flers, était gratuit mais pas le train qui  coûtait près du tiers de sa pension mensuelle. A bord, Louis bercé par le chuintement du coussin d’air qui sustentait les voitures, se remémora les épisodes de l’inquiétante aventure qui l’avait conduit à devoir aller s’expliquer devant la Cour de Protection Européenne, la redoutée ESC (European safety Court) qui passait pour intransigeante et particulièrement sévère lorsqu’elle avait à traiter d’affaires d’atteinte à la sûreté publique comme celle couverte par l’article 66/6. En effet il avait rédigé un texte pour son neveu alors qu’il savait pourtant que tout écrit, surtout rédigé en langues locales comme le français, devait obligatoirement être transmis à ses destinataires par SEE (2). D’ailleurs cela faisait une huitaine d’années que le papier avait été pratiquement retiré du commerce et remplacés par les tablettes tapescript (3), distribuées gratuitement.

(2) SEE : Secured europeen exchanges, réseau Internet européen, verrouillé pour filtrer les échanges avec le net mondial, et pour contrôler le contenu des informations véhiculées.

(3) Tapescript : Consoles multimédias interconnectées, via le SEE.

Malgré son âge il avait encore bon pied bon œil et se souvenait dans les moindres détails de l’origine de cette affaire, c’était juste avant le décès de son frère, Rémi, son cadet de 10 ans avec lequel il était très lié. Celui-ci lui avait fait jurer de s’occuper de son fils à sa place et d’en faire un homme droit, Louis avait promis et d’autant plus facilement qu’il aimait beaucoup son neveu, Guillaume, déjà orphelin de sa mère, qui remplaçait un peu le fils qu’il n’avait pas eu.

Guillaume avait 10 ans au moment de la disparition de son père et Louis l’avait élevé comme son propre enfant, plus dans une complicité d’aîné que de tuteur. C’était en 2014, l’année la plus terrible de la grande crise. Il avait alors 65 ans et, déjà, ne supportait plus les contraintes imposées pour promouvoir une future Europe fédérale que les parlementaires voulaient construire dans le dos de leurs concitoyens et qu’ils baptiseront tout simplement « Europa » lorsqu’ils parvinrent à leurs fins, scellant ainsi l’abandon des langues régionales au profit de l’anglais comme langue vernaculaire qui devint la seule langue de travail du Parlement.

L’instauration, en 2019, de cette nouvelle Europe fut la conséquence directe de la grande crise financière de 2014 qui avait vu les économies de presque tous les pays européens s’effondrer les une après les autres dans un infernal effet de dominos. Ruinés, dans l’impossibilité matérielle de prélever plus d’impôts près de contribuables déjà présurés à l’extrême, et sans autre alternative, ils leur avait fallu faire appel aux Etats encore solvables (Chine, Emirats et Allemagne). Ceux-ci avaient tous de grandes exigences et, réflexion faite, les gouvernants européens préférèrent se tourner vers l’Allemagne avec laquelle ils entretenaient des rapports, sinon amicaux, du moins de proximité culturelle et économique au sein de l’Union Européenne, passée de 27 à 29 lorsque la Turquie et la Serbie eurent obtenus leur intégration et que la Russie eut refusé tout net de solliciter son adhésion. Nombre qui sera ramené à 26 après le départ de l’Angleterre, de l’Irlande et de la Finlande.

Ainsi, dans les années suivant la grande crise, Berlin dictat ses conditions qui étaient draconiennes : dans le cadre d’une Europe voulue par l’Allemagne, contrôle total des budgets et des politiques des Etats par la Commission où les Allemands devenaient majoritaires, création du NE calé sur la valeur d’un euro réévalué de 12 % pour correspondre aux performances de l’économie d’outre Rhin (mais parité calamiteuse pour les autres membres de l’UE), déblocage parcimonieux de lignes de crédits aux Etats membres, sous la surveillance vigilante, non pas de la BCE mais de la Bundesbank. En faillite complète, la France dut accepter la prééminence allemande dans toute l’Europe, exceptions faites de la Grande Bretagne et de la Russie.

Louis n’avait pas été surpris que les Anglais aient fait cavaliers seuls et se soient réfugiés dans le giron des USA mais il s’était inquiété de la volonté des Russes de rester à l’écart, et amer d’avoir été trop bon prophète lorsque survinrent les conflits régionaux qui devait les opposer à la Chine dans les années 20, aux confins des terres sibériennes, puis aux Etats Arabes Unis, du coté de la mer Caspienne, à cause de la pénurie de pétrole et des tensions ethnico-religieuses.

Dès la mort de Marc il avait recueilli son fils chez lui, à Paris, et s’en occupait comme s’il était son fils, ce qui n’était pas facile car sa pension avait été progressivement réduite de 10, 20 puis de 30 % par le gouvernement qui devait se plier aux diktats de la Commission et appliquer rigoureusement les consignes d’austérité de Berlin.

Pour réduire ses dépenses il finit par quitter Paris et s’installer dans le village natal de ses parents en Normandie, à Saint Clair, dans une petite maison que celui qui allait devenir son copain, et son meilleur ami dans le bourg, lui louait pour une somme modique. Ceci lui permettait de vivoter pas trop mal et de s’occuper comme il faut de Guillaume ; du moins selon sa conception de l’éducation et conformément à la demande de Marc.

Il s’y était appliqué en essayant de gommer l’énorme différence d’âge existant entre eux et, en y repensant alors que le train filait vers Paris, il estimait qu’il ne s’en était pas trop mal tiré puisque le gamin avait grandi près de lui sans conflits majeurs les opposant. Bien sûr, quelques fois il avait du se montrer ferme mais le garçon, intelligent et ouvert, s’était montré réceptif et capable de comprendre le bien fondé d’un raisonnement d’adulte, à la condition qu’il lui soit expliqué par de bons arguments.

Ces aptitudes lui permirent de faire de bonnes études à Flers puis à Caen où il passa une Licence de Sociologie Historique, puis un Master de Sociologie Européenne, avec une moyenne suffisante pour être admis à la prestigieuse l’université Goethe de Francfort et y entamer un Major Master (doctorat européen) à la rentrée scolaire de 2028. Son admission avait été favorisée par sa bonne connaissance de la langue allemande et il obtint facilement une bourse d’études lui permettant de subsister sans avoir à solliciter Louis qui en fut très soulagé car il ne voyait pas comment continuer à l’aider avec sa maigre pension. Heureusement l’Allemagne était prospère et pouvait se permettre une politique d’accueil, certes très sélective mais assez généreuse.

Tout commença par les nombreuses interrogations de Guillaume, via SEE, à propos de tel ou tel sujet abordé dans ses cours parce que l’enseignement officiel était très éloigné de ce qu’il avait appris par Louis et même, parfois, complètement à l’opposée des règles de conduite prônées par son père adoptif. Son besoin de comprendre avant de juger et de choisir l’amenait donc à le bombarder de questions à propos de la France avant qu’elle fut devenue une simple région européenne. Louis se méfiait du réseau SEE et répondait de façon anodine afin de ne pas attirer l’attention des Centres d’Information qui étaient implantés dans chaque District et Région (4) ; d’ailleurs les autorités d’Europa ne se cachaient pas d’exercer une étroite surveillance sur le réseau par le biais de ces centres. Guillaume, absorbé par ses études et n’ayant pas connu d’autres régime politique, s’étonnait des réponses très édulcorées de Louis et celui-ci dut attendre qu’il revienne à Saint Clair pour lui expliquer les raisons de ses réticences à lui répondre.

(4) Les Districts, calqués sur les Landers allemands, avaient remplacé les anciennes Régions de l’hexagone, ramenées à 6. La France étant la Région « 3 » d’Europa, l’Allemagne, la Région 1.

Comme Guillaume ne pouvait pas venir souvent en vacances à cause du coût des transport, il avait eu l’idée d’écrire ses réponses et de les lui remettre lors de sa prochaine venue. Ainsi fut fait jusqu’aux vacances de printemps. Il avait donc couché ses explications sur le papier puis, lorsqu’il en manqua, en utilisant le verso de courriers qu’il avait conservés et, peu à peu, s’était senti libéré du poids d’une auto-censure supportée depuis des années.

Cet exercice secret lui procurait une vraie satisfaction en même temps que le sentiment exaltant de braver l’interdit et de lutter un peu contre la tyrannie d’Europa.

Il s’appliquait donc à construire ses textes en faisant appel à sa mémoire qui restait fidèle et en veillant à rendre compte de la réalité telle qu’il l’avait perçue et en avait constaté les effets. Il ne regrettait pas d’avoir entrepris ce travail de mémorialiste mais ses réponses étant décalées par rapport aux questions soulevées. Lors d’une de ses visites à Saint Clair, Guillaume lui avait donc demandé de les écrire de façon chronologique en commençant au moment du décès de son père, il en prendrait livraison, chapitre par chapitre, à l’occasion de ses congés et d’y puiser en fonction de ses besoins.

Cela enthousiasma Louis et, malgré le risque, il n’avait pas hésité une seconde à accepter cet arrangement, se promettant de bonnes journées d’écriture à l’ancienne où le texte mûrit doucement, jusqu’à refléter exactement sa perception des choses et son point de vue. Son plan était d’élaborer un texte assez ramassé mais sans concessions, rassemblant l’essentiel de l’enchaînement des événements survenus, années par années. Prudent toutefois, il avait fixé quelques règles que son fils adoptif avait facilement acceptées : n’en parler jamais à des tiers, ne pas en faire de copie, conserver le manuscrit hors de la vue de quiconque et, surtout, ne pas en faire explicitement mention, de quelque façon que ce soit, dans ses travaux, mémoires et examens.

Louis se mit au travail et, dans le train qui avançait et le mettrait demain en face de ses juges de l’ESC, il vibrait encore au souvenir de sa jubilation à écrire à la plume et à composer ses chapitres en fouillant ses archives personnelles pour préciser la date d’un événement ou le nom d’un de ses protagonistes.

La bibliothèque municipale lui fut d’un grand secours bien qu’elle ait été expurgée par les vigilants du pays mais, par bonheur, ces deux jeunes cancres, bons représentants de ce que l’enseignement fabrique désormais, avaient laissé passer beaucoup d’ouvrages mis à l’index (où « réservés » pour utiliser le jargon d’Europa). Il avait d’ailleurs toujours pensé que la bibliothécaire, une dame d’un certain âge, avait volontairement oublié de retirer les livres réservés qu’elle lui louait sans jamais faire le moindre commentaire mais avec un empressement discret dont il lui savait gré.

Cependant, une question le rongeait : comment avait-il été repéré ? Il avait beau se remémorer les précautions prises, il ne voyait pas où était la faille. Tant qu’il avait pu utiliser ses rames de papier et ses cartouches d’encre, il avait imprimé ses textes sur papier neutre puis sur des dos de documents déjà imprimés mais en veillant à ce que rien d’écrit au verso ne puisse le relier à lui. Ensuite, faute de cartouches, il avait patiemment écrit à la main, en majuscules d’imprimerie et en conservant une copie de ses textes.

Guillaume l’avait assuré que ceux-ci n’avaient jamais été interceptés mais qu’il avait été cependant perquisitionné et interrogé par la Police du District de Hesse (capitale Wiesbaden, seconde ville Francfort), et que c’est ainsi qu’elle avait pu facilement remonter jusqu’à lui, étant donné que c’était écrit en Français et qu’il était son seul parent. Il n’avait pas été inquiété car détenir des manuscrits, même polémiques, n’était pas délictueux. Par contre, Louis, auteur et diffuseur de tels textes, avait enfreint la loi et convoqué par la juridiction où le délit avait été constaté.

Mais pourquoi Guillaume avait-il été perquisitionné, qui l’avait dénoncé, sa petite amie allemande ou un copain de fac auquel il se serait confié ? Par SEE et à mots couverts, son neveu lui jura que la seule possibilité, d’ailleurs hautement improbable, pouvait-être que sa petite amie avec qui il partageait un petit deux-pièces dans le quartier Alsterdorf , avait vu et lu ses écrits et l’avait peut-être dénoncé. C’était extrêmement désagréable et créait uns suspicion vis à vis de Birgitt qui, d’après lui, n’avait pourtant pas du tout le profil d’une fanatique d’Europa.

Lorsqu’il arriva à la Haupbahnhof (gare centrale), Guillaume était là et l’attendait en compagnie de Birgitt, une agréable jeune femme blonde de 24 ans qu’il ne connaissait pas encore. Ils prirent un verre puis se dirigèrent à pied vers le nord pour gagner tranquillement le logement de l’étudiant tout en devisant. Ce dernier évoqua la raison de son déplacement devant son amie.

-        Je ne m’explique toujours pas par qui j’ai pu être dénoncé.

-        Moi non plus, répondit Louis en jetant un regard oblique à Birgitt qui le remarqua.

-        Je vous demande croire j’ai rien dit à quelqu’un, répliqua la jeune femme avec un délicieux petit accent et quelques charmantes fautes de syntaxe.

-        En tout cas nous en saurons peut-être plus demain matin. Au fait je suis convoqué pour 9 heures, l’ESC est-elle loin de chez-vous ?

Elle était à une bonne heure à pieds et Guillaume l’y conduirait en bus, en attendant il les invita à dîner. Le restaurant où il les conduisit était sympathique et, de surcroît, la nourriture tout à fait convenable.

Louis s’enquit de son hébergement. C’est prévu et, comme c’est un peu petit chez nous, Birgitt ira dormir chez une amie qui à une chambre sur le campus universitaire, lui précisa Guillaume.

Le logement était en effet assez petit mais moderne et bien aménagé, et le loyer abordable. Louis resta songeur en le visitant et en comparant mentalement avec les « logements étudiants » de Paris, toujours exigus et aux loyers excessifs depuis des dizaines d’années, sans qu’aucun remède y ait été apporté par le « trois cent un », comme on disait pour nommer le District 0301, ex Région Parisienne.

Après une nuit écourtée par leurs conversations dont l’essentiel portait sur ce qui se passerait le lendemain, Guillaume l’accompagna au tribunal où il eut la surprise de constater que Birgitt les attendais. Passé le portique, elle les guida vers la salle d’audience ouverte ce matin là ; il était 8 heures 50, les gens présents parlaient en chuchotant comme dans une église qui aurait été faite de verre et de béton, les lieux étaient moins que chaleureux avec la douzaines de gardes, répartis dans la salle et habillés d’uniformes vert. A 9 heures pile les juges entrèrent, raides et vêtus de noir, avec une toque de la même couleur en forme de tarte sur la tête, c’était franchement sinistre malgré le soleil qui se répandait à flots par les hautes fenêtres.

Tout le monde se leva puis se rassit lorsque celui qui devait être le président, aboya un sec setzt euch ! Suivi un silence en attendant que le bruit des sièges remués cesse puis un des hommes en noir commença à parler. Birgitt traduisit à mi-voix pour Louis qui ne parlait pas un traître mot d’allemand : il dit que ESC va commencer par premier numéro, le 27. Louis avait le numéro 34 sur sa convocation et se demandait combien de temps durerait le passage des 7 prévenus qui étaient avant lui. Il envisagea de sortir un moment en attendant son tour mais sa traductrice l’en dissuada en faisant des petites mines de dénégation assorties d’explications à voix basse où dominait les « nicht » qui l’incitèrent à rester à sa place bien qu’il n’ait pas compris tous ses arguments, il avait juste saisi que ce ne serait pas correct.

Il dut donc subir le déroulement des 6 premières comparutions avec de longs échanges en allemand où la cour parlait beaucoup et les prévenus très peu ; certains avaient un avocat qui semblait excessivement respectueux du tribunal en acquiescent ostensiblement aux observations de celui-ci. Ce fut pour Louis un exercice profitable puisque, au bout d’un moment, il pouvait presque interpréter, au ton des voix, le sens général des débats, aidé par Birgitt qui, il est vrai, lui chuchotait la substance des propos échangés.

Manifestement les avocats et même les prévenus faisaient profil bas face au procureur qui « défendait » Europa face aux  délinquants du jour qui étaient poursuivis pour avoir bravé l’article 66/6. En général c’était d’ailleurs pour des peccadilles, comme celui qui avait écrit une lettre anonyme au commissaire municipal pour se plaindre mais l’avait écrite au dos d’un vieux courrier laissant deviner son nom ! Après une courte suspension ils furent condamnés à une amende d’une centaine  de NE.

Pour le sixième c’était plus sérieux. Comme Louis il avait écrit une relation critique sur la période de transition de l’EU vers Europa ; inutile de dire que Louis essayait de ne pas perdre une miette des échanges. La confrontation se déroulait dans la même atmosphère pesante que les précédentes : à ce qu’il lui semblait, le procureur accusait véhémentement, l’accusé exprimait quelques vagues excuses, balayées par le moulin à paroles de son accusateur dont le ton lui rappelait ces vieux films d’actualité montrant le procès des conspirateurs de l’attentat du 20 juillet 1944. Il en eut des frissons dans le dos et attendit angoissé, le verdict. Il tomba après une suspension un peu plus longue : délit non susceptible d’appel, forte amende (6.000 NE), suspension pendant un an de ses droits civiques et 4 mois de Maison de sûreté sans sursis, et à ses frais. La prison payante en somme !

Dans un silence total, l’homme qui venait d’être condamné fut aussitôt entouré par les gardes du tribunal et escamoté par une porte latérale. Louis était anéanti et se voyait déjà retenu à Francfort pendant des mois tout en devant payer pour son hébergement forcé. Combien au fait ? Il n’en avait aucune idée.

Le septième prévenu était un Belge qui avait aussi commis un texte papier un peu critique sur l’Allemagne. Il était Wallon et ne s’exprimait qu’en Français, aussi un interprète l’assistait-il. Naturellement, un peu rasséréné d’avoir aussi un traducteur le moment venu, Louis était tout ouï. Après les formalités d’identité, le juge ouvrit les débats :

-        Vous comparaissez devant cette cour parce que le délit qui vous est reproché a été constaté à Kassel. Il vous est reproché la violation de l’article 66/6, aux termes duquel il est interdit de diffuser des textes autrement que par le réseau SEE.

Vous avez écrit sur support papier, pour le diffuser clandestinement, un texte dans lequel vous comparez la Région 1 à une sorte de 4 ème Reich qui aurait réussit à imposer sa domination à l’Europe.

Aux termes de l’article 66/6, délit sans appel possible, vous encourez jusqu’à 2 ans de Maison de sûreté et de 10.000 NE d’amende. Reconnaissez-vous les faits ?

-        non Monsieur le juge.

-        Lors de votre interpellation, n’a-t-on pas trouvé sur vous le texte incriminé ?

-        Oui c’est exact, Monsieur le juge mais…

Son avocat le coupa : le prévenu reconnaît avoir écrit ce texte très désobligeant pour les Allemands mais il n’a jamais eu l’intention de le diffuser.

-        Laissez le prévenu s’expliquer lui-même, Monsieur l’avocat ! Nous vous écoutons.

-        Et bien, j’ai été pris au cours d’une querelle un peu bruyante au café Bierhaus Kassel, sur la Strindbergstraße, avec d’autres consommateurs. Je n’avais pas bu et rien n’a été cassé. Les vigilants, appelés par le patron, ont relevé mon identité, m’ont fouillé et ont trouvé ces quelques papiers dans mon sac. Ce sont des notes personnelles que je corrige de temps en temps lorsqu’une idée me vient, c’est pourquoi je les emmène avec moi en déplacements. Je n’ai jamais eu l’intention de les montrer, et encore moins de les  diffuser.

-        Quelle était la raison de cette dispute ?

-        Mes voisins de comptoir se moquaient de moi en me reprochant de ne même pas être capable de  parler allemand alors que tout Belge Flamand peut se faire comprendre ici.

-        Passons… Dans quel but aviez-vous alors sur vous, en Allemagne, ce texte violemment anti-allemand, vous êtes hostile à Europa ou à notre Région ?

-        Non Monsieur le juge, c’était seulement un texte de réflexions personnelles écrit sur papier pour, justement, utiliser le réseau SEE.ne pas enfreindre la loi.

-        Vous enfreignez la loi pour éviter d’avoir à le faire, belle pirouette que nous apprécierons ! Monsieur le Procureur vous avez la parole.

Cet homme, en noir aussi, se livra à une démonstration des turpitudes du prévenu qu’il essaya de clouer au pilori. Louis buvait les paroles du traducteur pour s’efforcer de bien saisir ses arguments puisqu’il s’agissait d’un cas presque similaire au sien. Il nota que le procureur semblait considérer les gens qui écrivent sur papier comme de dangereux déviants puisque, au travers du réseau SEE,  l’organisation d’Europa offrait les moyens les plus modernes et les plus sûrs pour s’exprimer et communiquer librement, qu’il n’y avait aucune censure et que seuls des diffamateurs à la solde de l’Angleterre ou des anormaux pouvaient écrire des choses si évidemment contraires à la vérité, concernant le fonctionnement et les réalisations remarquables d’Europa.

Au surplus il était évident qu’il n’avait pas, lui non plus, apprécié la tentative de justification du Belge. Il la qualifia de réponse hypocrite et de pure propagande, certainement inspirée et révélant une volonté délibérée de nuire plutôt que l’acte irréfléchi d’un homme de bonne foi. Tout logiquement il demanda l’application stricte de la loi, sans aucune circonstances atténuante.

L’avocat parla au nom du Belge en redisant que les faits n’étaient pas contestés, que son client avait, certes, commis une faute en se rendant à Kassel avec un manuscrit à connotations politiques mais que rien ne prouvait qu’il avait eu l’intention de le diffuser ou de le faire lire à autrui, etc. Il demanda l’indulgence du tribunal pour un homme qui n’avait jamais fait parler de lui avant cette malheureuse affaire.

Louis nota les arguments développés et retint tout spécialement l’indulgence demandé pour un primaire (prévenu jamais été condamné précédemment), qui aurait commit une erreur par simple inconséquence et étourderie ; il verrait ce que ces excuses vaudraient lors du verdict et adapterait sa ligne de défense en conséquence.

Le prévenu n’ayant rien à ajouter, la cour se retira pour délibérer, ce fut assez long. A son retour la sentence rendue fut une peine de 2.000 NE d’amende et de 3 mois de Maison de sûreté avec sursis, sans appel possible, et confiscation de ses notes, au soulagement visible du Belge et à celui, plus discret, de Louis, Guillaume et son amie, qui se mirent à penser que son affaire pouvait, somme toute, s’arranger.

Après quelques minutes de silence pendant lesquelles les juges compulsaient leurs papiers, le président fit signe à son appariteur qui se leva et appela à la cantonade : akte vierunddreißig (dossier 34). Birgitt et Guillaume poussèrent Louis en même temps vers la barres, il s’avança les jambes un peu molles et attendit la suite.

-        Name, vorname und adresse, lui dit le juge.

-        Je ne parle pas allemand,  répondit-il.

-        Natürlich ! Darsteller bitte.

Le même interprète que pour le belge s’avança et assura la traduction. Comme Louis n’avait pas d’avocat on en désigna un, d’office, et son procès se poursuivi sans même une pause.

L’ESC était bien rôdée et fonctionnait sans a-coups ni perte de temps. Il apprit ainsi que Guillaume avait bien été dénoncé par « un » étudiant de son université, sans qu’il soit précisé s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Ensuite il avait été aisé pour la police de remonter jusqu’à lui. Etais-ce Birgitt en fin de compte ? Louis était si troublé qu’il perdit le fil des débats et fut rappelé à l’ordre par le président.

Il reconnu les faits en soulignant qu’il avait spontanément envoyé son texte à son fils adoptif pour l’aider dans ses études parce que, étant donné son âge, il n’était pas à l’aise avec la manipulation de sa tablette et qu’il avait préféré écrire à l’ancienne mais sans penser à mal. Il s’en excusa platement et jura qu’il ne commettrait plus jamais ce genre d’erreur.

Le procureur axa son argumentaire à charge sur le mensonge manifeste du prévenu qui, si on le suivait, aurait du au moins envoyer ses écrits par paquet postal au lieu d’attendre les visites espacées du fils adoptif, signes d’une mauvaise conscience évidente. De plus il lui avait donné un bien mauvais exemples en enfreignant la loi à de multiples reprises alors que la Région 1 offrait à son parent des études gratuites. Pour lui, ce n’était pas cohérent et, comme précédemment, il demanda l’application de la loi sans circonstances atténuantes.

L’avocat commis d’office s’avéra plus pugnace qu’il ne s’y attendait. Il demanda l’indulgence compte tenu de l’âge de son client en soulignant qu’il avait agis sans aucune mauvaise intention et n’avait pas, non plus, eu jamais l’intention de diffuser ses écrits. Il osa même dire que, selon lui, l’application de l’article 66/6 était peut-être inapproprié dans le cas présent.

Louis retourna à sa place les jambes coupées en attendant le verdict. La Maison de sûreté l’attendait, il en était presque sûr. Il se rassit ostensiblement près de Guillaume qui le séparait de Birgitt, sans prononcer un mot, et ne lui répondit pas lorsque celle-ci lui glissa un murmure d’encouragement. Guillaume semblait troublé aussi et ne dit rien, se contentant de lui serre la main.

Ils attendirent, en silence, la fin du délibéré qui fut encore plus long que pour le Belge. Enfin les juges revinrent avec le verdict : 2.500 NE d’amende et 1 mois de Maison de sûreté sans  sursis et sans appel possible, plus la destruction des documents saisis. Louis était assommé. Guillaume écarquillait les yeux en silence et Birgitt mit ses mains devant sa bouche comme pour étouffer un cri silencieux. Le vrai cri fut celui de Louis qui, se reprenant et sentant remonter une vieille rage gauloise, se leva et hurla : Mon père a déjà été prisonniers des boches pendant 5 ans et vous continuez, vous ne changerez donc jamais !

Il fut empoigné sans ménagement par les gardes en vert et littéralement propulsé sans trop d’égards dans la pièce attenante à la salle du tribunal, non sans avoir croisé les regards exorbités de Guillaume et de son amie. Les types en vert étaient en colère et criaient des choses incompréhensibles tout en le menottant. Il ne se débattait pas, se contentant de répondre par des merde ! retentissants.

-        Mozieu, vous zilence ou puni fort.

-        Merde et merde !

-        Scheiße Je sais dire, alors vous zilence encore !

Il se calma pendant que les gardes le fouillait, encore bouillonnant de colère, puis l’angoisse le submergeât : qu’allait-il devenir en prison dans cet environnement allemand où il aurait à se débattre comme un sourd-muet incapable de comprendre quoi que ce soit, et combien tout cela lui coûterait-il, et comment pourrait-il payer avec sa petite pension de 800 NE par mois ?

Quant à son texte, cela ne le préoccupait pas. Ils pouvaient bien le brûler, ces vandales ! Il en avait fait une copie soigneusement dissimulée derrière la plaque de cheminée, avec une cloison ignifugée en écran et, comme il avait fait intentionnellement du feu avant de partir, il voyait mal comment un éventuel policier chargé de perquisitionner aurait l’idée d’écarter les cendre et de desceller la plaque écussonnée de fleurs de lys. L’évocation de cette précaution lui redonna un peu le moral et il attendit, moins fébrile, la suite des événements.

 Il s’assit sur le banc à coté du gars qui avait écrit comme lui un texte contre Europa et qui l’avait précédé ici. Ne parlant pas la même langue, Ils se firent un signe de tête. Louis nota qu’il semblait assez jeune : la relève de la contestation était peut-être assurée, et par un Allemand encore ! Pendant que les gardes mettaient sa veste, sa montre et son portefeuille dans un sac, il regarda autour de lui où il n’y avait, d’ailleurs, rien de particulier à voir : murs peints en vert pâle , 2 portes, 1 fenêtre (grillagée et en verre dépoli), 2 condamnés menottés, 1 table, 2 banc et 2 gardes…

L’attente fut longue, très longue, personne ne parlait, les gardiens faisaient les cent pas sans les regarder. Louis s’absorba dans l’affiche collée au mur, un texte : Rauchen verboten, surmonté de l’emblème d’Europa . Comme tous les gens d’un certain âge, il savait que « verboten » voulait dire interdit et « rauchen » probablement : fumer.

Il était là, assis et se tortillant sur son banc, depuis un bon moment lorsque la porte de la salle d’audience s’ouvrit, livrant passage à une sorte de gnome en savates qui salua à la cantonade d’un retentissant Hallo, alles zusammen, avant d’être pris en mains par les gardes. Dépouillé et enchaîné à son tour, il se mit à coté de l’autre allemand et commença sans façons à discuter avec lui à voix basse et sans trop se soucier des stille ! que lui adressaient de temps en temps les surveillants.

Environ une demi-heure après cet intermède, le portatif des gardes crachota quelques mots et ceux-ci firent lever leurs trois prisonniers et les alignèrent devant la porte opposée à celle de la salle d’audience. Le cœur de Louis fit un bond dans sa poitrine, on y était, maintenant c’était sûrement l’heure du chemin vers la prison.

Après qu’on eut tapé sur la porte qui résonna d’un son métallique, un des gardes l’ouvrit et le soleil éclaira vivement la pièce, Louis jugeât qu’il devait être entre midi et une heure de l’après-midi. A un mètre de celle-ci il pouvait voir l’arrière d’un fourgon vert dont les portes ouvertes obstruaient toute autre issue que le véhicule. A l’appel de leur nom ils furent successivement conduit à bord et durent s’asseoir sur l’une des deux banquettes. Un autre garde, habillé en gris cette fois, monta et s’assit en face d’eux, il ne semblait pas armé.

Les portes claquèrent et le véhicule électrique démarra dans un léger sifflement. Louis sentit deux larmes perler à ses yeux, il inspira profondément et se jura de demeurer désormais impassible, quoi qu’il arrive. Cette résolution le calma un peu et il put regarder le paysage défiler sans plus montrer d’émotions mais sa réaction n’avait pas échappé à celui qu’il avait comparé à un gnome, il le fixait sans se gêner, d’un air goguenard et en fredonnant quelque chose comme « stop the cavalry » de Jona Lewie. Du coup il lui parut sympathique et il lui sourit légèrement, signe auquel le gnome répondit par un petit clin d’œil complice.

 

 

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